
Les arbres devant lui faisaient une trouée pour laisser voir un grand triangle de ciel bleu. Au moment où il leva les yeux sur cette ouverture, un régiment d’hirondelles passa au milieu, formant un ensemble parfait.
Un, j’ouvre les yeux. Deux, j’ouvre les yeux. Trois, mes yeux s’ouvrent. Adam se redressa. Bizarre, maman n’était pas venue le réveiller aujourd’hui. Il se frotta les paupières et sauta au bas du lit. La nuit n’avait pas été bonne, il avait mal dormi. Il se sentait de très mauvaise humeur et descendit le grand escalier en frappant ses talons contre les marches, faisant résonner ses pas dans toute la maisonnée. Personne à la cuisine. Adam commençait à être vraiment en colère. Pas de maman, pas de petit déjeuner, pas de papa, personne pour lui faire un bisou, vraiment cette journée l’énervait. Il donna un grand coup de pied dans une boite d’allumettes qui traînait par terre. Les petits bouts de bois volèrent dans toutes les directions, puis retombèrent dans un cliquetis répercuté des centaines de fois. Adam sortit dans le jardin, toujours en pyjama. Dimanche. On était dimanche. Maman était partie travailler à Bruxelles, et papa devait être au marché, comme il fait toujours. Il était tout seul.
« Quelle perte de temps, le dimanche » se dit-il, en marchant rageusement. Les fourrés lui griffaient les genoux. Il avait décidé d’aller voir dans la forêt s’il pouvait trouver une branche pour finir son lance-pierre. Maintenant qu’il avait l’élastique, il fallait la branche, comme ça il pourrait envoyer des tonnes de pierres enflammées sur les trains qui partent à Bruxelles. Il avançait violemment à travers la forêt, sautant les fossés, grimpant au troncs, jusqu’à ce qu’il s’épuise et se trouve lui-même bien fatigué. Il finit par s’assoir le dos contre un arbre, plein de mousse et de lichen. Soudain, car c’était une sensation directe et fulgurante, il se sentit extrêmement bien. La mousse était souple sous son dos, les pierres sous ses fesses parfaitement calées pour le maintenir en place et aucune ne lui faisait mal. Les arbres devant lui faisaient une trouée pour laisser voir un grand triangle de ciel bleu. Au moment où il leva les yeux sur cette ouverture, un régiment d’hirondelles passa au milieu, formant un ensemble parfait. L’air était bon, les senteurs de plantes sauvages, même s’il n’en était pas conscient, l’apaisaient. Tout était pile là où il le fallait. Il s’endormit.
Par la suite, il revint dès qu’il le put à sa petite île planquée au milieu des arbres. A chaque fois, le calme le prenait et il arrivait même à oublier la punition qui allait lui tomber immanquablement dessus, pour avoir une énième fois disparu dans la forêt. Ce décor statique le rassurait. Chaque fois qu’il s’y rendait il se demandait s’il allait le retrouver tel quel ou si quelque sanglier ne l’aurait pas éclaté dans sa course. Et chaque fois il le retrouvait identique et accueillant.
Un jour d’hiver, alors qu’il finissait son quatrième lance-pierre au pied de son arbre fétiche, il aperçut quelque chose de différent. Et levant les yeux vers la trouée de ciel entre les branches, il remarqua que le contour du triangle avait légèrement changé. Il mit plusieurs minutes à trouver la cause mais il finit par repérer à gauche, juste au-dessus de l’angle du bas, une branche cassée. Cela le toucha plus qu’il ne l’aurait cru. Il resta de longues minutes à regarder cette branche, et plus il la regardait, plus il se rendait compte que tout l’équilibre de l’endroit en était marqué. Ce triangle presque parfait était maintenant difforme. Atterré, il fixait ce moignon de branche avec son reste de membre pendant lamentablement au gré du vent. Il sentit comme une odeur de charogne et les pierres lui faisaient mal. Ce triangle était horrible, amputé. Ce lieu puait la mort maintenant. La nuit commençait à tomber quand il s’arracha à sa rêverie et s’enfuit vers la lueur rassurante de la maison, à la lisière du bois.
Pendant les semaines qui suivirent, il ne mit plus le pied dans le jardin. A sa mère, il prétendit qu’il faisait trop froid, qu’il y avait des bêtes dans les bois et qu’il était mieux là. C’était vrai au fond. Mais il tournait en rond dans la maison. Il y avait toujours un meuble en travers, un tapis retourné, ou de la vaisselle qui traînait. Malgré son jeune âge, Adam fût obligé de reconnaître que ses parents n’avaient aucun goût pour l’esthétisme et pour ce qu’il appellerait bien plus tard « l’ordonnance divine des choses ».
Le garage par dessus tout le rebutait. Les murs noirs de vieille suie, sombres car presque sans électricité, les cartons entassés dans un chaos insensé au milieu de vieilles pièces mécaniques rendait ce lieu plus détestable que jamais. Jusqu’à ce que son père envoie Adam chercher une clé à lène. Il estimait qu’à 10 ans, son fils pouvait peut-être ne plus avoir peur du noir et affronter ne serait-ce qu’un garage, au moins pour rendre service.
C’est ainsi que terrifié, Adam descendit dans le sous-sol. Tout était laid, affreux, à l’opposé de ce qu’il aimait. Il trouva la clé et remonta aussi vite que ses jambes lui permettaient. Ce soir-là, son père se décida à endurcir un peu son froussard de fils, le renvoyant au garage de plus en plus souvent. Et Adam, à contrecœur, obéissait.
Au fur et à mesure qu’il descendait, une étrange relation se nouait entre le lieu et lui. Il apprivoisait le garage, comme le dompteur apprivoise le lion. D’abord apeuré, puis indifférent au capharnaüm ambiant, il finit par s’y sentir à l’aise et même plus, il s’y sentait maintenant régner en maître. Il était le roi du royaume du garage, il l’avait conquis. Conquérant chaque jour un peu plus de ce lieu hostile était parvenu à devenir maître de chaque recoin et de chaque breloque, comme autant de sujets soumis à son autorité. A présent, il aimait s’y rendre, même quand il n’avait rien à y faire, juste pour se sentir enveloppé dans cette chaleur familière. Ce qui lui semblait au début un bric-à-brac sale et sans ordre était devenu progressivement des repères stables et rassurants. La pénombre était sa confidente. Cet endroit était abandonné de ses parents depuis si longtemps, et lui le connaissait par cœur.
Jusqu’au jour où son père lui annonça la grande nouvelle: ils allaient enfin avoir une voiture.