Como

Soudain, une petite forme blanche fend la foule et s’élève à la verticale au milieu du cercle, jusqu’aux premières cloches de la cathédrale...

Nous arrivâmes à Como par la autostrada n°9, après avoir vaincu les trombes d’eau qui nous avaient accueillies à Turin, et regagné le beau soleil de l’Italie. Heureux de nous délasser après ses longues heures de route, nous allâmes voir de nos propres yeux ce lac dont mon ami avait tant entendu parler. Délaissant le camion à l’entrée des remparts nous étions entrés dans la vieille ville fortifiée à pied en parfaits touristes prêts à découvrir les curiosités que l’on voudrait bien nous montrer, et à jeter les yeux partout où nous pourrions les trouver par nous-mêmes. En marchant parmi les étroites ruelles qui toutes convergeaient vers le port, j’entrevis une cathédrale, dont les hautes pierres jaunes brillaient au soleil couchant. Le dédale que formaient les antiques rues pavées formaient à cet endroit un embranchement en Y. D’un côté, au fond brillait la cathédrale, de l’autre, le chemin direct vers le port.

D’ordinaire, c’était moi qui tentai de suivre un chemin cohérent et mettai un frein aux débordements de mon ami, qui en vacances se sentait l’âme d’un enfant et ne penser qu’à une chose : ne plus penser ! Aussi, cette fois, j’avais la priorité et je le priai de faire un détour d’abord et de jeter un œil à l’auguste bâtisse avant de glisser vers le port. Il me répondit qu’il vaudrait mieux aller admirer les dernier rayons de soleil qui, pour quelques minutes encore, illuminaient le lac, et que l’église serait bien encore debout après ça. Nous aurions bien le temps ensuite de passer par là en regagnant notre refuge. « Même de nuit, une église reste une église » dit-il, persuasif. C’était là un syllogisme sans défaut. « Alors que le lac… » ajouta-t-il en pinçant la commissure de ses lèvres, signifiant par la qu’il y avait urgence. Je lui donnait raison et nous prîmes en direction du port en hâtant le pas.

Les amis d’Antoine n’avaient pas menti : le lac, si étroit qu’il fût, s’étendait dans sa longueur à perte de vue, faisant miroiter un soleil fauve dont la gloire faiblissaient à mesure que les montagnes majestueuses engloutissaient sa lumière. Si la neige avait depuis longtemps déserté les hautes cimes, la ville n’en restait pas moins prisonnière de ses montagnes, enserrée par les crêtes et les sommets qui ornaient son petit port, comme une bague dans son écrin. L’ensemble détonait. Les pentes raides et arides, d’un vert émeraude, plongeaient élégamment dans les eaux, et du ponton où nous étions, il nous était impossible d’en apercevoir le bout, quelques 46 kilomètres plus au nord. Après avoir bu les derniers rayons du soleil, et pris quelques photos (le coucher de soleil sur les eaux a été, est et sera pour toujours le meilleur ami des touristes en goguette), nous nous félicitâmes de notre choix pour cette étape, une des premières du périple. Des touristes, ça nous en étions, et des vrais : nul besoin de beaucoup de persuasion pour nous échouer, subito, à la terrasse du premier troquet du port, tout heureux de notre bonne fortune. Les pâtes à l’italienne suivaient, complétant le tableau. Rien ne manquait : le sourire de la jolie serveuse – qui en disait long sur ses relations quotidiennes et quasi ininterrompues avec les routards estivaux et autres caravaniers qui venaient s’abreuver à Como – nous faisait oublier la chaleur de la journée. L’air était frais, sans forcer au jean sweat-shirt, Antoine déversait ses habituelles insanités sur le monde, sur la gent féminine et sur lui- même, les cigarettes avaient le goût des vacances, bref, tout allait bien dans le meilleur des mondes possibles. Tutti va bene. Mais Como nous réservait quelques surprises, de celles qui ne peuvent naître qu’en voyage, attentifs aux charmes de l’inattendu. Cela aurait pu arriver en France, mais chez soi, il est bien difficile d’ouvrir les yeux et de se laisser porter au gré des chemins, des rencontres et des langues inconnues, charriant avec elles quiproquos et approximations merveilleuses, puisque nous ouvrons des portes que nous n’aurions même pas considérées sinon. Chez soi, c’est une autre musique qui ronronne à nos oreilles, qui chuchote doucement sa mélodie quotidienne, jusqu’à fermer nos yeux, nous faisant avancer en somnambules diurnes. Ainsi tout est connu car rien n’est exploré.

On ne dira jamais tout le bien que procurent les sacro-saintes vacances d’été, et particulièrement à nous, Antoine et moi, qui réclamions cette parenthèse dès les premiers rayons printaniers, du haut de nos villes grises. C’est tout emplis de cette vue nouvelle que nous offrait cette semaine hors du monde que nous décidâmes de poursuivre la soirée par une partie de mini-golf, activité triviale, mais au combien légère et heureusement digestive à nos estomacs presque douloureux. Après une rude bataille durant laquelle je m’acharnais sur le trou n°8 en 13 coups, je pris la victoire avec 3 coups d’avance, mon malheureux compère étant resté 10 interminables coups sur le démoniaque trou n°15. Cette réussite me réconforta un peu de mes défaites aux échecs, Antoine me distançant amplement de 7 victoires à 1. Je regagnais ainsi un peu quelque dignité et nous quittâmes le port en direction du centre-ville, où nous avions repérés plus tôt un petit bar qui semblait avoir échappé à l’esthétique moderne et superficiellement attractive que donnent généralement aux commerces les mairies qui veulent tirer tout le potentiel économique de leur ville/attraction.

Remontant les ruelles du port, nous prîmes à gauche pour retrouver la cathédrale que nous avions délaissée à l’aller, maintenant la nuit tombée. A quelques cent mètres de la bâtisse, des rires et des applaudissements nous avertirent de l’imminence d’un événement. Nous échangeâmes un regard entendu. Il y avait là quelque chose, et ce quelque chose semblait donner tous les signes d’une bonne surprise. Se laisser surprendre par l’inconnu est l’une des plus grandes joies du voyageur, et bien que nous n’étions ici que touristes, le fait de savoir que nous étions sur le point d’être encore une fois étonnés nous ravit. Le pas décidé, nous avançâmes vers le bruit. Antoine me lance alors un sourire complice et, me tendant son poing fermé, cligne un œil. Je tape mon poing contre le sien et nous échangeons un bukit silencieux. Nous hâtons le pas en direction de la cathédrale et de son parvis que nous devinons festif.

En effet, la moitié du parvis en vieux pavés, qui est de bonne taille, est bondée et une centaine de personnes sont debout en demi-cercle, devant la grande porte de la cathédrale. Du fond de la rue, de laquelle nous courons presque, nous ne voyons que cette masse de gens, tour à tour riant, applaudissant, poussant des « oh » d’admiration ou de surprise, selon les prouesses d’un maître de cérémonie invisible. Soudain, une petite forme blanche de quelques centimètres fend la foule et s’élève à la verticale au milieu du cercle, jusqu’aux premières cloches de la cathédrale. Elle redescend presque immédiatement, masquée par l’attroupement qui rugit. Puis tout de suite, ce sont deux éclairs blancs qui jaillissent à nouveau. Je reconnais la forme caractéristique d’un diabolo et presse mon compagnon vers le centre de la « scène ». C’est un spectacle de rue nocturne. Comme des adolescents, nous courons vers l’assemblée, et tentons de voir à travers les chapeaux, les chignons et les couples serrés qui nous bouchent le passage et la vue. Enfin, nous parvenons à trouver un espace libre à l’arrière, tout contre un mur de l’église, et nous nous asseyons, curieux et impatients de la suite. Il y a là, sous la lumière orangée des lampadaires, un capharnaüm incroyable. Une table, trois valises, deux diabolos, une myriade de confettis, un bouquet de fausses fleurs, un chiffon rouge froissé posé sur un tabouret renversé, une sono avec ampli, une planche de skate sans roues et, au centre de tout cet amoncellement hétéroclite, une paire de bretelles rouge sur une chemise à fleurs, elle-même sur le torse velu et transpirant d’un jeune homme, souriant et tapant des mains en cadence.

Pris d’emblée par l’atmosphère festive et joyeuse, nous frappons dans nos mains en suivant la cadence de l’artiste. De lui, je ne retiens tout d’abord que son sourire: large, généreux, fait pour entraîner la foule qui le suit gaiement au rythme des clins d’œil et des gestes particuliers qu’il adresse à l’un puis à l’autre côté du public, tout en ayant soin de balayer le centre d’un regard entendu. Son pantalon rouge vif et sa chemise bariolée sous ses bretelles lui donne l’air d’une représentation contemporaine d’un arlequin tout droit issu de la commedia dell’arte… Mais, j’en suis sûr, ceci n’est né dans mon esprit seulement parce que je me trouvais en Italie et que tout ce que je voyais semblait comme pénétré par le parfum de ce pays, et en prenait instantanément la nationalité. Que je vis une fille ou une villa qu’il me semblait belle, et je m’écriai sans plus de réflexion « Ah, l’Italie ! ».

Mais de fait, il était italien sans aucun doute, ponctuant la présentation mimée de son cobaye de « bello » et de « bravissimo » de sa voix forte et puissante, quoiqu’un peu éraillée. Et aussi étonnant que cela puisse être, autant ces exclamations raisonnaient sur le parvis, encerclé des hauts immeubles de Como, autant il était fluet et mince comme un adolescent. Il faisait sensation. Imitant à la perfection les enfants dans leur gestuelle maladroite devenue soudainement grotesque à l’échelle d’un adulte, ou apostrophant avec aplomb le premier spectateur qui osait se moucher, ou tentait de venir discrètement s’asseoir au premier rang, chacune de ces pitreries faisait mouche et entraînait une vague de rire dans l’assistance.

Nous nous postons d’abord à l’arrière de la scène, où il reste de la place, mais le diable fait tant de grimaces que nous n’y tenons plus et rejoignons la quinzaine d’enfants assis sur les pavés. Ainsi installés, bien en face pour voir tout et ne rien manquer de ce surprenant spectacle improvisé, nous nous apprêtons à suivre la suite du spectacle en riant d’avance. Mais bien sûr, notre déplacement n’est pas passé inaperçu et l’artiste nous lance une bordée de moqueries qui font éclater de rire le public et dont évidemment, nous ne comprenons pas un traître mot. Mais qu’importe, nous sommes désormais au premières loges et voyons à présent qu’il n’est pas seul.

De fait, ils sont trois à danser au milieu de la scène sur une musique entraînante (nous reconnaissons immédiatement « ça plane pour moi » de Plastic Bertrand) sous la houlette de notre amuseur public. Et à mesure que l’artiste leur impose des pas et des figures de plus en plus fantasques, les deux danseurs latéraux éclatent de rire, se trompent, reprennent et se retrompent, sous les rires croissant de la foule. Il faut dire qu’il y a de quoi, et le tableau est-il absurde que nous rions gaiement et applaudissons, au rythme de la musique en chœur avec les autres.

Sur le flanc gauche de l’artiste, un homme d’une bonne quarantaine d’années, dont on devine facilement à son air emprunté et ravi qu’il a été extrait de la foule, ne quitte pas l’artiste des yeux. L’homme est solide et grand, vêtu d’une chemise en lin et d’un short blanc et, détail insolite d’une cravate verte identique à celle de l’artiste. C’est de toute évidence un touriste, à cause de son bronzage inégal mais surtout de la mine réjouie qu’il adopte. On sent l’homme en vacances, dégagé des contraintes du quotidien et qui, bien jovialement a accepté de faire le pitre pour épater la galerie. Et en effet, bien qu’il semble attacher une grande importance à chacun des faits et gestes de l’artiste – qui sans doute, voudrait le ridiculiser auprès de ses amis s’il n’y prenait pas garde -, il s’amuse et attend le prochain gag avec impatience.

Il n’en va pas de même pour la jeune fille qui se tient sur le côté gauche de l’artiste. De toute évidence, elle n’est venu sur la scène que parce que l’artiste, avec l’aide complice du public, l’a poussée là un peu de force. Elle sourit pourtant, alors qu’elle semble vouloir être à des dizaines de kilomètres de là. Elle est jolie, très, même. Grande, élancée, ses longs cheveux blonds se mariant harmonieusement avec sa robe jaune soleil, elle fait bonne figure et s’exécute avec soin à chaque fois que l’artiste lui demande de prendre la pose ou de l’assister dans un tour. Mais son sourire reste figé, ses pas maladroits. Elle est gênée, horriblement. Du coup, par réaction, elle minaude et compense son absence de naturel en riant nerveusement, tordant sa bouche en signe de désapprobation, tentative désespérée pour faire du public son allié, qu’ils compatissent à son ridicule. Mais le public n’est jamais du côté des cobayes, de ces malheureux spectateurs du premier rang, si souvent pris à parti dans les spectacles comiques. Non, le public est du côté du spectacle. Si le spectacle est bon, il est bon et il applaudira et rira, peu importe si d’innocents spectateurs sont donnés en pâture à la Scène. Au mieux, il évacuera sa petite culpabilité en applaudissant à la fin les valeureux volontaires qui aurait pu être eux.

Et plus la jeune fille est gênée, plus le public rit. Heureusement, cette demoiselle a de l’intelligence et, voyant qu’elle n’obtiendra pas de remise de peine de ses joyeux bourreaux d’un soir, elle s’exécute et tente quelques pas de danse. Ceux-ci, sous l’effet du trac ne sont pas réussis et elle trébuche à plusieurs reprises. Mais comme elle fait ce que lui demande l’artiste, le public de nouveau la soutien et ovationne chaque pirouette qu’elle fait tandis que son autre compagnon d’infortune pousse la gigue sans malaise aucun. Il se démène pour sembler naturel et prend parfois le circassien de vitesse. Et pourtant, le public n’en a que pour elle et pour leur bouffon à chemise à fleurs. Il faut dire que la demoiselle est fort jolie et à cette heure-ci de la nuit et de plus en période estivale, d’aucuns pourraient s’avouer sensible à ses charmes. Et la gêne qui contrecarre chacun de ses gestes rapproche l’assistance de la suppliciée.

Cependant, l’artiste continue sa danse et, s’assurant des regards de ses deux partenaires du soir, fait un tour sur lui-même. Rien de particulièrement agile dans ce tour-là, me dis-je, quand il indique alors au courageux volontaire de faire de même. Tout heureux d’avoir les regards de toute l’assistance braqués sur lui il s’exécute hardiment, finissant par une apostrophe triomphale à son groupe d’amis, qui applaudissent de bon cœur. C’est le moment de faire monter la sauce, et l’artiste le sait. C’est dans les moments ou la performance est faible qu’il faut faire monter l’ambiance, ils seront bien naturellement bluffés quand le clou du spectacle arrivera. Se tournant vers le public l’artiste en demande plus et tapant des mains, incite le public à féliciter son poulain de sa petite pirouette, ce qu’il fait avec délice.

C’est maintenant autour de la jeune fille. Elle se fait un peu prier, mais notre maître de cérémonie lui montre à nouveau sa pirouette, en imitant une jeune fille timide. L’imitation est absurde à souhait et de voir cette italien velu tourner sur lui-même dans une posture si efféminée, nous éclatons de rire et les autres avec nous. Elle, ne peut plus reculer, la foule par sa cruelle bienveillance l’oblige, de ses mille yeux braqués sur elle. Mais quoi, le péril n’est pas bien grand et alors que je m’attends à ce qu’elle bâcle son devoir, elle s’élance. La tête fière, les mains jointes, les bras relevés au-dessus du nombril, elle exécute une pirouette de pom-pom girl de première catégorie. Sa queue de cheval fouette encore l’air quand elle pose enfin le pied au sol pour stopper sa rotation. Immédiatement, la gêne la reprend et elle perd l’équilibre, vite rattrapé d’un sourire.

Toute l’assistance l’applaudit d’étonnement et moi le premier je confesse à Antoine mon erreur, et rétablit sur-le-champ la jeune fille dans le camp des personnes honorables. Et la voilà qui sourit à nouveau, toute pétrie de maladresse, mais rassurée d’avoir pu oser. Et le chef d’orchestre en fin tacticien de spectacle, enchaîne immédiatement par une farandole avec ses deux compères, désormais acquis à sa cause. A la queue-leu-leu, le trio emmené par l’artiste danse le jerk sur le parvis, guidé par le public qui frappe en cadence. La jeune fille, retrouvant ses esprits après sa brève gloire, maintenant regarde ses pieds et se contente de suivre vaguement les indications de notre héraut italien quand elle se trouve à l’abri en fin de cortège. Quand c’est le touriste qui est en tête, il gesticule avec force clins d’œil et grimaces à destination de son groupe, tandis que l’artiste mène la danse dans une chorégraphie caricaturée de tango aussitôt reprise à peu près par les deux volontaires.

Mais soudain, l’équipage ayant effectué un quart de tour sur la gauche pour retraverser la scène, c’est la jeune fille qui est devant. Réalisant que c’est à elle de conduire l’attelage et que c’est désormais sur elle qu’est concentrée encore une fois toute l’attention, elle reprend les rênes avec contentement et enchaîne une série de pas, plus légers les uns que les autres. Et la robe voltige dans la nuit italienne, dont la moiteur de la journée torride qui vient de s’achever, monte le long de nos cous, s’accroche à nos cheveux et envahit toute la ville la nuit tombée. Et plus la robe valse gracieusement, plus son sourire s’élargit, encouragée par la foule. Elle est dans un autre monde. D’abord réticente et peu encline à jouer aux jeux absurdes de notre héros du soir, elle est à présent la reine du bal. Autant la présence du public la terrorisait et faisait trébucher le moindre de ses pas, autant à présent, ces centaines de regards la galvanise. Elle est belle, elle rayonne dans ce demi-cercle de feu dont elle est la prêtresse. L’artiste ne saurait plus faire sans elle et le débonnaire touriste peut s’agiter en tout sens autant qu’il veut, nos yeux, nos rires sont maintenant verrouillés sur elle.

L’artiste le sait. Que maintenant, il peut pousser le bouchon. Il se met d’un coup à plat ventre et, poursuivant sa chorégraphie, met la tête entre ses mains, battant la cadence de ses jambes, s’attendant à ce que la jeune fille et le touriste fasse de même. Trop content de se livrer à de nouvelles acrobaties, le touriste se jette au sol et emboîte le pas à l’artiste, cependant que la fille reste en retrait debout. Elle hésite à offrir sa lumineuse parure au contact des pavés crasseux de la ville et, ne sachant quelle option adopter, entre se salir à se traîner au sol – et qui sait ce qu’il va falloir faire ensuite – et poursuivre son ivresse nocturne, la gêne la reprend. Elle lance des regards de côté, cherchant encore la clémence du public. Elle est à deux doigts de renoncer, de rejoindre l’anonymat des corps agglutinés autour de ce qui est encore pour un instant son trône. Elle se voit déjà, rouge de honte, les bras agitant d’innombrables excuses, s’envolant à tire-d’aile à travers les ruelles. Mais c’est sans compter l’astuce de notre saltimbanque. Voyance s’envoler sa poule aux œufs d’or, il se redresse tous droit et tel un élégant chevalier, tire d’un coup sec deux tapis de son barda. Rapidement, il en place un sur le pavé à l’intention de la robe immaculée, et une fois que la vaillante volontaire est consenti à s’allonger sur celui-ci, il place le second tapis sur les jolies jambes de l’ingénue, prévenant ainsi les regards inquisiteurs des quelques poivrots qui matait le spectacle de l’arrière et qui, nous l’avions aussi remarqué, ne perdaient aucune occasion de zieuter sous la robe à la moindre levée de genou -et les occasions ne manquaient pas-, lâchant de gras commentaires sur les appâts de l’ingénue. Fort heureusement, la blondinette abasourdie par le moment et les oreilles bourdonnantes des acclamations et applaudissements, ne s’était pas aperçue du manège. Cette dernière précaution réalisée, avec force mimiques de l’artiste montrant qu’il avait bien compris les intentions d’une partie de son public (et les spectateurs, mi-complices mi-réprobateurs approuvèrent la galanterie), la jeune fille retrouva là tout son prestige, sauvée d’un coup et de la fuite et de l’indignité. Elle pu ainsi, dûment protégée par en-dessus et par en-dessous, battre des jambes à son tour et jouer de son charme tous azimuts.

La musique est gaie, l’air joyeux, le public acquis, il fallait marquer un grand coup avant de conclure. Pour son prochain gag, le ménestrel en chef place ses deux acolytes d’un côté de la scène, côte-à-côte bras tendus comme pour réceptionner un corps tombé du ciel. Puis, il encourage la foule en battant des mains et en courant tout au long de l’arène. La foule répondit immédiatement et, quand il arriva à l’extrémité opposé du duo improvisé, il se retourna en annonçant haut et fort : «Salto de la muerte !! » en direction des deux. Mais il ne l’écoutaient plus. La musique était toujours branchée et nos volontaires dansaient gaiement le rock ensemble. Comme dynamitée par son audace du moment, la jeune fille se balançait de gauche à droite avec souplesse mais sans aucune technique. L’autre ne devait pas en avoir non plus puisque l’ensemble donnait le sentiment d’un joyeux désordre, fait de pas contrés, de percussions involontaires des corps, de rires et d’excuses. Elle riait comme jamais auparavant. Quand nous l’avions laissée un instant plus tôt sur le chemin de l’émancipation, débarrassée de ses craintes, elle gravissait à présent encore un échelon, affranchie de l’autorité de son marionnettiste et dansant librement telle une Esméralda dans la cour des miracles.

Aucun des deux ne savait danser et le spectacle était si absurde de maladresse et de joie mêlée que la foule, au plus haut point de la liesse, état sur le point de transformer l’auguste place de l’église en bal populaire et de s’y mettre à son tour. L’artiste sentait bien que le moment était précieux et s’assit sur une des chaises en banal spectateur, prenant une mine faussement boudeuse, ce qui redoubla les rires de l’assistance. Elle, continuait de danser et de rire avec le touriste en nage, fière d’oser, fière de provoquer le torero, assis sur la chaise de l’autre côté de la scène.

Puis il s’écria encore « Salto de la muerte » et pris son élan. Bien sûr, il ne fis pas de salto (ce qui risquait de blesser la jeune fille, la perle inattendue de son spectacle) mais sauta directement dans les bras du costaud en short qui, surprit, le réceptionna aisément d’un éclat de rire. C’était là le dernier acte du charivari, du moins en ce qui concerne la partie prévue de la soirée. D’un geste ample, levant les bras au ciel comme pour remercier les anges, il salua, invitant du regard ces deux acolytes à en faire de même, dans le crépitement de la foule. Il fit applaudir le touriste rougeaud et pendant que celui-ci faisait ses courbettes en signe de dernier gag, l’artiste s’essuya ostensiblement la joue avec un chiffon pour qu’il vienne l’embrasser. Rigolard, le touriste lui claqua une bise bien sonore et en multipliant les « grazie », et rejoignit enfin l’anonymat de la foule.

Il ne restait que notre troubadour et la fille sur la scène, jonchée des débris de leurs exploits. Ils étaient chacun d’un côté de la scène, elle sentant bien qu’elle ne s’en tirerait pas comme ça, lui préparant son coup d’éclat. Faisant durer son geste et préparant son effet, l’artiste ressorti son foulard rouge et cette fois, s’essuya outrageusement la bouche avec. Le public rit de la blague et attendit la dérobade si prévisible de la fille à la robe soleil. Antoine et moi, rions aussi mais mon gloussement s’arrêta net quelques secondes après avoir commencé. Je m’attendais à tout sauf à ça et ce qui arriva alors fut le tour le plus surprenant qu’il m’est été donné de voir ce soir là à Como. L’homme attendait, lèvres caricaturalement tendues, que la fille s’avance. Elle, ne savait plus que faire, empêtrée dans les plongeons vertigineux et les remontées spectaculaires de cette soirée folle. Elle trépignait, hésitait, cherchait encore un regard… Mais d’un coup, elle se figea une seconde et regarda l’italien. Comme mue par une puissance hors de son contrôle, elle s’avança vers lui et de toute sa grâce et de toute sa jeunesse, elle plaqua un long baiser sur ses lèvres. Le temps paru s’arrêter, la robe jaune sembla flotter éternellement dans le vent chaud du soir, le public cessa de rire et d’applaudir et, entre le moment où il s’arrêta est celui où il se mua en rumeur admirative pleine de « ho » et de « ah », il dû se passer au moins l’éternité. La fille plaquait ses mains contre les joues de l’artiste, et celui-ci restait statufié de surprise. L’air s’était empli d’immobilité et je suis sûr que s’ils avaient pu, la jolie volontaire et notre diable de rue seraient restés ainsi toute la nuit encore. Mais enfin au bout d’un siècle de baiser enflammé, les voix de la foule parvinrent à mes oreilles en un brouhaha indistinct. La fille dû l’entendre aussi car, se détachant enfin de son cavalier, elle lui sourit rapidement et s’éloigna vers l’autre côté de la scène à petit pas de souris, tout en continuant à le regarder. Puis elle disparut, happée par les badauds qui, sans doute encore l’applaudissait, et tout fut fini.

L’artiste simula un évanouissement, et chuta au sol, la mine conquise. Rires. Le public et le temps reprirent leur cours normaux, et l’artiste, imperturbable monta sur une chaise et sorti son chapeau en guise de sébile. Il harangua son public et les gens sortirent volontiers pièces et billets. La foule, friable, perdit son ensemble parfait pour se diviser en petits groupes, chacun enfin rendu à sa nature d’individu. Antoine et moi étions stupéfaits de l’audace de la jeune fille. Nous restâmes assis là où nous étions, un peu hagards, conscients d’avoir été témoins d’un vrai moment d’émotion et d’authenticité, dans un océan de blagues et de cascades, certes virtuoses, mais savamment orchestrées. Nous nous relevâmes seulement lorsque l’assistante de l’artiste nous en pria pour dégager la corde qui délimitait l’espace scénique.

Ankylosés et ravis, nous nous coupons la parole, trop enthousiastes pour débattre, revenants sans cesse sur l’unique et magique moment sincère du spectacle.

Tournant a tête, je vis un court instant la robe jaune fendre la foule et disparaître au coin de la rue, seule dans la nuit d’été.


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