
Au contact de ces deux mains chaudes plaquée sur ses yeux, un sourire se dessina le long de sa bouche, d’abord timide, puis de plus en plus large…
C’est qui?!
Il ne se retourna pas, mais au contact de ces deux mains chaudes plaquées sur ses yeux, un sourire se dessina le long de sa bouche, d’abord timide, puis de plus en plus large. Il finit par rire.
– Alors, c’est qui?!! s’impatienta la voix.
– Je sais pas, un gros monstre baveux?? Faisant volte-face, il fondit en hurlant sur la petite silhouette, qui fit semblant de s’enfuir avec de grands cris. Il la retint par la taille et fit valser le petit corps au dessus de sa tête jusqu’à ce que son rire devienne frénétique. Il reposa le joyeux mélange de cheveux entortillés, de vêtements débraillés et de gloussements sur ses genoux, en soupirant:
– J’t’ai eu!
– Même pas vrai, c’est moi qui t’ai attapé!
– On dit « attraper », ma puce.
– C’est pareil, et puis d’abord c’est moi qui t’ai eu, alors tu me dois un gâteau au chocolat!
Il la reposa, en recoiffant doucement ses petites mèches blondes avant qu’elle ne parte en courant retrouver ses poupées dans le couloir.
Tu parles, se dit-il en rajustant son écharpe. Il devait être expulsé dans une semaine et ce beau parquet avec ce salon boisé tellement standing ne serait bientôt plus qu’un souvenir, tout comme son bureau en acajou, ses livres et toute sa vie ici. Mais pour l’instant, il ne voulait pas s’attarder sur cette perspective. Il espérait juste que Violette s’endormirait avant la nuit, parce que de gâteau au chocolat, fallait pas trop espérer en voir avant un moment. Putain, quelle gal…
– Papa tu dors?
Il ne l’avait pas entendu revenir dans le bureau. Chaque hiver, l’eau devait lutter contre la glace qui se formait à l’intérieur des tuyaux et la pression de plus en plus forte faisait entendre un sifflement chaque jour un peu plus strident. C’était le seul défaut de cette maison mais aujourd’hui, il n’était plus question d’aller parler au syndic pour ça.
– Papa, tu fais quoi?
– Papa doit travailler, ma puce. Retourne jouer.
– D’accord mais après, tu viendras jouer avec moi, dis?
– Bien sûr, ma chér…
– Pourquoi tu travailles?
Il ne put retenir un sourire fatigué. Quelle question! En d’autres temps, il y aurait volontiers consacré un bouquin entier. Mais aujourd’hui, le temps lui manquait pour philosopher.
– Ah, et pourquoi les petites filles posent-elles toujours des questions? Va jouer maintenant, je viendrais tout à l’heure. Et met un pull s’il te plaît.
– D’accord, répondit-elle d’une voix presque inquiète, j’y vais.
La petite silhouette disparut derrière l’angle du couloir, faisant à peine craquer les lames du parquet ciré.
Il prit une grande respiration. Il avait arrêté de fumer mais l’air en condensation qu’il formait lui donnait l’illusion qu’il expirait une grosse bouffée de cigarette. Il sourit amèrement. Les huissiers seraient là d’un jour à l’autre et il n’avait pas vraiment le physique d’un boxeur, pas même celui d’un poids léger. Il avait réussi à éviter à Violette l’humiliation d’être renvoyée de l’école, et ça avait été sa dernière bonne idée. Au moins, il lui épargnait le désespoir de la situation.
Il froissa rageusement l’une des nombreuses factures qui traînaient sur son bureau. Vraiment, lui avoir fait croire que les vacances avaient été avancées cette année était une brillante idée, vraiment bravo! Et maintenant? C’était l’hiver, la glace trouait les poumons là-dehors et ils n’avaient même pas une voiture pour se tirer d’ici. Pourquoi tout était toujours si compliqué…Il leva les yeux. Par la grande fenêtre en face de lui, le ciel du soir tombait. Il avait envie de le manger ce ciel, de plonger dans ce grand lac bleu aérien qui lui tendait les bras. Il n’avait qu’à se lever, ouvrir la fenêtre, passer la jambe de l’autre côté -sans regarder en bas-, et aller embrasser d’un coup cette lumière du crépuscule. La dernière lumière avant la nuit. Logique. Simple. Une solution simple et facile. Si simple.
– Papaaaaaaaa!
La voix fluette mais stridente l’arracha à sa rêverie.
– Tu viens?
– Oui oui, donne-moi encore quelques minutes.
– Alleeeeez!!
– Oui, oui. Sa voix se coinçait dans sa gorge. Attends encore un peu et tu vas voir l’attaque de l’ours la plus ful…gurante de ta vie!
– Je te donne deux minutes!!
– Tu ne perds rien pour attendre!
Sa voix tentait de rester enjouée mais l’angoisse lui compressait les poumons. Il lui sembla que le sifflement de l’arrivée d’eau se faisait de plus en plus fort et lui entrait dans les oreilles. Il n’y avait rien à faire. Pas d’argent, pas de famille, pas d’amis à qui s’adresser et une population locale qui les considérait déjà comme des voleurs. Rien à en tirer par là, il fallait réfléchir, mais le bruit devenait strident, l’empêchant de se concentrer. Tout se mélangeait d’un coup: la maison démontée planche par planche, des huissiers habillés en boxeurs des années trente qui venaient le rouer de coups en lui lançant des factures, Violette brûlant ses poupées pour se réchauffer dans le salon…Et le ciel, ce ciel strident qui lui perçait les tympans. Si seulement il…
– Tu vas attendre longtemps?
– J’arr…
A peine avait-il ouvert la bouche que sa voix mourut dans sa gorge. Celle qui venait de lui parler n’était pas Violette. Sa voix était familière. Mais il n’avait parlé à personne depuis des semaines. Non, non, la mémoire et la fatigue lui jouaient des tours. Il se retourna brusquement et se leva d’un bond. La nuit était tombée et l’électricité leur avait été coupée il y a huit jours. Le luxueux bureau baignait dans la pénombre. Concentré sur les dernières clartés du ciel, il ne s’en était pas aperçu. Il plissa les yeux pour mieux voir.
– Qui êtes-vous?
– Allons, réponds plutôt à ma question.
Il ne voyait rien. Mais il était fixé. Cette voix, il la connaissait bien, en effet.