Point de non-retour

Par trois fois, il sembla que la pointe faillit tomber, comme attirée par le sol. Mais tel un métronome, elle reprenait toujours sa course en sens inverse, et se remettait à osciller.

La main oscillait lentement. A l’extrémité des doigts fins et manucurés, le stylo tremblait. Par trois fois, il sembla que la pointe faillit tomber, comme attirée par le sol. Mais tel un métronome, elle reprenait toujours sa course en sens inverse, et se remettait à se balancer. En lents balanciers réguliers. D’un coup, le battement stoppa. Les doigts, maintenant humides, s’écartèrent soudain. La pointe cessa de trembler. Suspendu un instant, le stylo chuta lourdement, rompant le calme de l’instant. Les doigts se reposèrent enfin sur la page blanche, qu’ils imprégnèrent de transpiration, faisant doucement gondoler les fibres.

La page. L’écriture lui paraissait désormais un tombeau sans fond. Cette page, que lui importait maintenant de la remplir… Il avait passé des années à se convaincre que sa voie était de raconter des histoires, des contes, des articles, des nouvelles et romans de toutes sortes. Tentant de devenir par la force des mots créateur, il avait trouvé chez un brocanteur un magnifique bureau en acajou, s’était renseigné sur les meilleurs papetiers de la ville, pour offrir à son travail l’écrin de papier qu’il méritait. Il s’était même procuré un précieux stylo-plume en ivoire, avec pointe en titane et muni d’un large réservoir en verre -le plus beau qu’il eût jamais vu-, le tout pour servir au mieux son art. Il avait fait un sacerdoce de mettre la vie et le monde en mots.

Mais soudain ce bel élan se brisait de l’intérieur. L’absurdité de l’écriture lui sautait au visage. Pourquoi écrire, pourquoi toujours imposer sa marque sur le temps? Au lieu de remplir sa vie comme il remplissait ses carnets, il ne faisait que salir la blancheur virginale des feuillets. Ce sentiment le prit à la gorge, d’un coup, alors qu’il était attablé comme à l’ordinaire devant le rectangle sacré qui devait réaliser son rêve.

Il n’avait fallu d’un rien, d’un détail pour que, d’auteur amoureux de son œuvre encore à bâtir, il ne passe au dégoût de son art. Un rien, à peine ce qu’on pourrait appeler un acte, juste une petite suite de déceptions en apparence anodines mais qui, répétées, lui donnaient maintenant la nausée. Au départ, ce ne fût, oh presque rien, une griffe sur le coin gauche de la feuille. Avec le froid, son stylo-plume marchait mal, un comble pour la somme qu’il avait investi pour l’acquérir. Cette petite griffe, ce n’était pas grand chose, mais c’était laid. Le papier était déchiré, il y avait presque un trou, et l’encre avait fait des marques chaotiques sur la belle trame du papier de bohème. Il avait dû changer de feuille. Trop de fois.

Puis, ce furent les ratures, qui détruisent l’harmonie d’une page bien pleine par leur saleté de présence. Et la page restait mutilée à jamais par cette balafre, dépouille hideuse d’un mot qu’on ne voulait plus, mais qui reste là néanmoins, comme un cadavre qui ne se laisse pas enterrer; qui, même dans le linceul de ces deux traits rageurs qui le transpercent de toutes parts, reste planté au milieu de la page, et dit: je vous emmerde.

D’autres imperfections s’en mêlèrent: les fautes, la qualité du papier, jamais assez bonne, et puis doucement, l’envie d’écrire le quitta. Il s’y mettait presque de force, décalait dès qu’il le pouvait ses horaires de travail ordinaire, prétextait une partie de poker chez de bons amis ou une soirée quelconque, et presque d’un coup, sans éclat, délaissa sa plume. Il y eut des sursauts bien sûr, des réactions impulsives où il revenait à son bureau, mais de plus en plus rarement. A la fin, il en arrivait à écrire sur l’écriture elle-même, tant il peinait à trouver un sujet valable… Mais ce qui le minait au plus profond au final, restait la virginale beauté de la page blanche. Pourquoi écrire, dans quel but, quel sujet pourrait être assez important pour sacrifier, scarifier une page?

Il n’y avait plus de raison de continuer. Cette page était blanche et elle le resterait. Elle était plus belle et plus pure, sans souillure, sans nul besoin de marquer son passage, comme un chien sur un arbre. Il eut le fort sentiment que ce moment de lucidité le rendait d’un coup beaucoup plus sincère.

Adieu, je cesse de te marquer puisque toi, tu ne me marques plus que par tes faussetés et tes imperfections; adieu, puisque tu es bien plus belle sans mon empreinte. Et aussi sûrement que le prétendant au suicide porte le canon à la tempe, il laissa tomber le stylo-plume.

Obéissant à l’implacable gravité, la lourde pointe percuta l’acajou, roula bruyamment sur le bureau, et s’abîma dans une longue chute, que le carrelage n’amortit pas. Brisé, fendu, gisant immobile, il laissait fuir son encre qui s’épandait rapidement entre les carreaux blancs. Formant une rivière noire, elle se fraya un chemin jusqu’au tapis de laine immaculé, qu’elle imbiba lentement, comme le goudron emplit peu à peu le poumon du fumeur. Lui, indifférent au spectacle, gardait fixement les yeux sur sa feuille intouchée.


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